Avant même que j’aie eu le temps
de me rendre compte que nous y étions, Noël était déjà derrière nous. Mon
premier Noël à l’étranger. J’avais déjà passé mon anniversaire, la Nouvelle
Année, Pâques et je ne sais plus quelle autre fête loin de chez moi, mais Noël,
jamais. Je me suis rendue compte à quel point j’associais cette fête à la
famille. Aux petites traditions bien de chez nous, à des détails insignifiants
mais qui, au final, constituent tout le plaisir de cette fête, comme j’en
parlais un peu ici.
Les miens m’ont manqué. La neige m’a manqué. Le ragoût de pattes de cochon, les
bean maison de mon père, la
tourtière, les atacas, les biscuits frigidaires, le sucre à la crème, la salade
de macaroni froid et la bûche à la crème glacée m’ont manqué. Je ne suis pas
une grande consommatrice de cuisine québécoise traditionnelle, mais dans le
temps des Fêtes, c’est un passage obligé !
En Italie, la cuisine
traditionnelle se mange 365 jours sur 365 et le repas de Noël n’offre pas
beaucoup de surprises aux palais en quête de diversité. Dépendant des villes et
des familles, le menu de base variera, mais de façon générale, dans le Nord, on
mange des cappelletti
in brodo, des lasagnes ou des
tortelli di zucca (servi avec du vinaigre balsamique et de la pancetta ou tout
simplement avec du beurre et du parmesan), suivis d’un plat de viande ou de
charcuteries ou, encore mieux, du carrello
dei bolliti (littéralement « carrousel des viandes
bouillies » – quand vous choisissez ce plat typique de la région de Modène,
le chef ou le serveur se présentent à vous avec son chariot rempli de viande et
son gros couteau et vous demandent ce qu’il peuvent vous servir entre du cotechino, du zampone
(pied de porc farci), de la langue (de veau), la testina (toutes les parties « molles » de la tête du veau
(mais pas le cerveau), broyées et mélangées), ou de la dinde. Pour accompagner
le tout, on vous offre de la purée de pomme de terre ainsi que de la mostarda, de la salsa
verde et de la salsa giardiniera (légumes
hachés très fins au goût aigre-doux).
On complète le tout avec un dessert, soit una
torta di gelato ou un morceau de panettone,
un café bien serré, et quelques alcools forts, pour bien digérer ce festin
anti-régime.
Hier midi, nous sommes allés au
restaurant avec quelques membres de la famille Gualdi-Malavasi et pratiquement
tout le monde autour de la table a mangé ce que je vous ai décrit plus haut.
Sauf moi. J’ai fait ma rebelle. Je me suis pris un plat de maccheroni
al pettine con sugo di coniglio (type de maccheroni aux œufs à la sauce au lapin) et comme je n’avais pas
particulièrement envie de viande, j’ai opté pour un Alpino con funghi (une sorte de fromage de brebis fait dans les
montagnes, fondu et accompagné de bolets). Je croyais avoir fait là un choix
plus « santé », mais je me trompais : le serveur m’est arrivé
avec une tomme de fromage complète, bien grasse et bien huileuse. C’était
affreusement cochon – je n’ai pas pu tout avaler.
Nous sommes allés manger le
dessert chez Marinella, une des tantes de F. qui, malheureusement, ne pouvait
pas quitter la maison car son mari, Massimo, a 93 ans, est malade et ne bouge
pratiquement plus. Nous les avons donc rejoints pour prendre le café, la torta di gelato et le limoncello et pour faire notre échange
de cadeaux. Les quelques heures que nous avons passées là auraient facilement
pu constituer une scène d’un film de Woody Allen, comme l’a si bien fait
remarqué la sœur de ma belle-mère…
Pendant que Massimo dormait dans
son lit, qui trône depuis plusieurs mois au milieu du salon – il ne s’est
jamais rendu compte que huit personnes étaient rentrées chez lui pour fêter
Noël –, Luisa, la grand-mère de F. (qui a 86 ans et qui en perd parfois des
bouts), faisait des commentaires du genre « Moi je vais mourir
bientôt » et la Rosina, la mère de l’oncle de F., qui a quelque chose
comme 90 ans, qui a une énergie absolument étonnante et qui se déplace avec une
fluidité de mouvement surprenante, passait son temps à dire à Marinella
« Regarde, Massimo bouge, je crois qu’il veut quelque chose », et
Marinella de lui répondre chaque fois « Je sais, je sais, ne t’en fais
pas, il est toujours comme ça. » Raconté comme cela, ça peut sembler
anodin et plus ou moins comique, mais je vous jure, passer Noël avec une gang
de petits vieux, italiens de surcroît, c’est vraiment divertissant. Légèrement
triste et absurde, mais surtout très drôle. C’est comme passer Noël avec des
enfants, mais avec une intense dose d’ironie. Noël, la fête des vieux enfants.
Marinella a offert un livre sur
l’histoire de Carpi à Luisa, dans lequel il y avait deux ou trois clichés sur
lesquels elle et son défunt mari apparaissaient. Des photos prises dans les
années 50, alors que Luisa et Sergio étaient jeunes, fringants et qu’ils
avaient la vie devant eux. Quand Marinella a montré à Luisa les photos sur
lesquelles elle figurait, elle ne s’est pas reconnue. Ce visage ne lui disait
rien. Nous lui avons expliqué qu’il s’agissait d’elle, alors qu’elle était
enceinte de la mère de F., mais cela n’a provoqué aucune émotion chez elle. À
peine a-t-elle lâché un « Eh ben. » Le passé n’existe plus vraiment
pour elle. Elle ne voit que l’avenir. Et pour elle, l’avenir, c’est mourir.
Elle est réaliste, c’est tout.
À la fin de l’après-midi, alors
que chacun s’apprêtait à retourner chez soi, Massimo était un peu plus agité.
Tandis que nous enfilions nos foulards et nos manteaux, lui, de ses mains
frêles, couvertes de taches brunes et de veines bleues, tentait d’ôter ses
pantalons. Probablement avait-il rempli sa couche et désirait-il signaler qu’il
était temps de la changer. Or, à ce moment précis, Marinella était occupée à
accueillir deux de ses amis qui venaient à leur tour lui tenir compagnie pour
quelques heures. Nous avons tenté de convaincre Massimo qu’il valait mieux
garder ses pantalons encore quelques minutes, mais essayer de faire comprendre
quelque chose à un vieil homme de 93 ans qui n’a plus toute sa tête, c’est pire
que de s’obstiner avec un enfant de 3 ans qui répond non à tout ce que vous lui
dites. C’est donc les culottes baissées que Massimo nous a salués. Sa manière
de nous souhaiter Joyeux Noël et de nous dire merci d’être passés.
Tout cela aurait pu nous donner
envie de pleurer, mais au contraire, tout le monde rigolait. Parce que tout le
monde sait que c’est ce qui l’attend – s’il est chanceux et que le destin lui
permet de vivre aussi longtemps. Chanceux. Le mot est-il approprié ? Je
l’ignore. Est-ce une chance de finir ses jours avec une couche sur les fesses,
couchés dans un lit à longueur de journée, incapable de faire quoi que ce soit
par soi-même ? La question se pose. La chance, à tout le moins, c’est de
vivre cette agonie entouré de gens qui nous aiment, qui s’occupent de nous et
qui sont prêts à sacrifier une partie de ce qui leur reste de vie « non
agonique » pour nous accompagner jusqu’à ce dernier souffle qui tarde à
s’expirer.
En Italie, les maisons pour
personnes âgées ne sont pas très populaires. Les gens vieillissent et meurent chez
eux, à la maison, avec leur famille, leurs meubles, leurs souvenirs, dans leur
chambre. On ne « place » pas les vieillards, on prend soin d’eux ou,
à défaut de pouvoir le faire soi-même, on engage une badante (auxiliaire de vie) venue de la Moldavie pour le faire à
notre place. À Carpi, il existe bel et bien une maison de retraite où certaines
personnes âgées sont envoyées, après un séjour à l’hôpital bien souvent, mais
la rumeur veut que tous ceux qui vont là-bas n’en ressortent jamais et ne
durent pas plus de deux semaines… Un homme a besoin de sa maison pour vieillir,
pour vivre sa vie jusqu’au bout. Si on le déloge de chez lui, il finira par se
laisser mourir, déraciné, sans repères, vidé de lui-même. La maison n’est pas
qu’un lieu physique ; c’est un endroit à l’intérieur de soi-même, où l’on
se sent bien, où l’on se sent aimé et en sécurité. La maison, ce sont les gens
que nous chérissons.
En ce Noël 2011, je me suis
sentie loin de la maison. Heureusement, F. est pour moi une petite maison
portative. Peu importe où je suis, s’il est avec moi, je ne me sens jamais
complètement dépaysée. Notre amour m’abrite en tout lieu.